
Jerez en pleurs a accompagné Rafaël de Paula dans sa tombe. Que nous reste-t-il de ce torero singulier dont la carrière et la vie ont été semés de triomphes brillants et d’échecs calamiteux ? Pourquoi y-a-t-il des « paulistas » comme il y a des « poncistes », des « morantistes » ou des « curristes » (pour évoquer Curro Romero effondré lors de l’enterrement du torero gitan) ? Qu’est ce qui motive cette ferveur autour de cette figure le plus souvent défaite mais qui, comme un phénix, a pu renaître de ses cendres ?

Il faut le dire en premier lieu, enracinée à Jerez où pourtant leur icône fut controversée -comme l’est Ojeda à Sanlucar-, la majorité des aficionados gagnés à la cause du torero calé viennent de son quartier, le barrio de Santiago, qui s’est toujours mobilisé pour lui. Même si la féria de Jerez a connu son heure de gloire avec jusqu’à une semaine de corridas ininterrompue et une corrida concours de référence, Jerez n’est pas Séville et les troupes dédiées à Rafaël n’ont rien à voir avec les seguidores de Curro Romero qui en ont fait un Dieu. Cela dit du point de vue quantitatif bien sûr et ce n’est en rien diminuer le Faraon de Camas que de constater qu’il a bénéficié de l’idolâtrie de toute une métropole qui l’a statufié de son vivant devant la Maestranza.

Mais le Jerezano a trouvé un appui inattendu de la part de nombreux aficionados dans le monde entier. C’est le cas en France où un secteur de passionnés minoritaire cartes mais bien réel l’a toujours magnifié. Les photos de Bertrand Caritey témoigne de cette séduction qui a touché jusqu’à des arènes isolées comme Villeneuve de Marsan ou Saint Sever où il a défilé triomphalement.
José Bergamin, une des figures majeures de la littérature espagnole du XXème siècle, très engagé dans la lutte contre le franquisme, lors d’un des sommets de la carrière de Rafaël, à Vista Alegre (Madrid) écrivit un ouvrage qui fut un immense succès: « La musica callada del toreo » consacré au génial gitan. Ainsi, Bergamin retrouvait le chemin de Garcia Lorca et de la génération de 27 qui avait consacré ces pratiques artistiques populaires méprisées comme la toreo ou le flamenco. Il rendait hommage implicitement à l’apport de la culture gitane au corpus culturel hispanique -et même européen. Je ne dis pas que les supporters de Rafaël se révélèrent à ce moment là mais cet ouvrage fit beaucoup pour donner à ce caractère instable et secret une certaine respectabilité ; à provoquer l’indulgence du public. Le Tio Pepe, gardien du temple et critique rigoureux écrivit un article important en défense des deux andalous, Curro et Rafael: « Ils n’ont jamais triché » ce qui voulait tout dire.

Un ancien novillero m’écrit « me revient la demie-véronique de Rafaël à Saint-Sever : sa manière d’aller toquer complètement à droite et de donner la sortie sur la hanche gauche, d’avoir inversé les terrains au capote ; toquant la droite vers le centre et donnant la sortie à gauche entre lui et le burdalero. C’était dangereux et le toro était venu à fond à droite protégeant sa querencia et la conduite de l’animal fut extraordinaire à gauche, improbable pour tout le monde censé connaître les querencias. La passe était suspendue tout le long de son trajet… Mucho arte ».
Le leg principal de Rafaël principal fut son côté inattendu, cette manière unique d’interpréter le toreo et même ses instants de panique, les broncas qu’il provoquait devenant un spectacle plus souvent un drame qu’une comédie. Atteint d’une dégénérescence des genoux, incapable de pratiquer un toreo de défense: c’était avec lui le tout ou rien. Il chercha sa voie dans l’esthétique et devint un des meilleurs toreros de capote de l’Histoire exécutant parfaitement la véronique et surtout la demie de manière très personnelle. Et on venait de loin dans l’espoir de voir un seul quite qui pardonnait le reste.

Ce qui nous aura marqué le plus chez Paula c’est son allure : non pas cette élégance innée du personnage, mais sa tristesse, sa résignation face à l’échec, la blessure ou même la mort qui plane sur ses envols: c’est le drame du chant gitan. Un être animé par ses démons intérieurs : sa peur, ses superstitions, ce duende que Lorca avait su pénétrer et qui à nous, fils de Descartes et adorateurs de la Raison, nous est si lointain. Ce mystère c’est le leg principal de Rafaël, il a fait le piment de notre aficion: Comment va-t-il être aujourd’hui ? A-t-il croisé un chat noir ? Coupé une file d’enterrement ? Allions nous voir, épuisés de notre virée de mille kilomètres pour cet événement attendu toute une saison, le torero solaire rayonnant, régénrescent ou l’être ténébreux en proie à ses démons intérieurs. Et c’était un spectacle unique. Une attente angoissante et jubilatoire. En quelque sorte le sel de cette terre taurine lointaine que nous aimions. Il y avait quelque chose d’unvresel dans l’authenticité -l’honnêteté au fond- de Rafaël en piste comme dans sa vie chaotique et bohème : ce refus du « politiquement correct » qui déjà séduisait les esprits rebelles à la modernité.
Car il n’y aura pas deux Rafaël de Paula dans univers taurin dominé par l’argent, les succès éphémères et immédiats et les pegapases…
Pierre Vidal
Photos Bertrand Caritey
