FIGAROVOX/TRIBUNE – Président de l’école taurine du Pays d’Arles, Yves Lebas défend la corrida et revient sur sa signification. En se saisissant de cet art, le toréro apprend la maîtrise du corps, la rigueur des règles, la nécessité de l’effort et l’importance du courage, explique-t-il.

Depuis que la corrida apparaît dans l’Espagne du XVsiècle, les controverses passionnées entre «pour» et «contre» scandent son évolution. Déjà le confesseur d’Isabelle la Catholique l’exhortait à l’interdire. Le pape Pie V, en 1567, signe une bulle d’excommunication des participants ou organisateurs des courses de taureaux. Plus tard, Charles III dissuade les nobles de combattre les taureaux à cheval, espérant ainsi la faire disparaître. Mais le peuple espagnol refuse ces interdits venus d’en haut et transforme progressivement la corrida en un objet culturel unique.

La pratique s’étend en France au cours du XIXe dans les régions qui célèbrent déjà, à travers leurs propres jeux taurins, le même culte du taureau. Passionnant processus qui intègre et fait sienne une culture «venue d’ailleurs». L’enracinement populaire et territorial de la tauromachie est sa force. La foule de Provençaux réunis à Nîmes en 1894, lors de la «course de la contestation» présidée par Frédéric Mistral, entraînera une interprétation différenciée localement de la Loi Grammont de 1905. Ce localisme est sa faiblesse aussi. Beaucoup de ceux qui la critiquent, voire la détestent, ignorent le continuum propre à la tauromachie depuis l’élevage extensif d’animaux sauvages dans un habitat préservé jusqu’à la mise en scène d’un affrontement rituel tout autant qu’esthétique entre homme et animal. La tauromachie naît du toro. Sans élevages de toros destinés aux jeux et rites taurins, les races brave ou camargue auraient disparu depuis longtemps. Ces races étant insuffisamment productives, leur force indomptable ne saurait se plier à des usages domestiques. Fruit de la passion plutôt que d’une incertaine rentabilité économique, ces élevages sont indispensables à la préservation d’espaces naturels fragiles. La Camargue, réserve de biosphère unique en France, en est l’exemple emblématique.

Il est une autre dimension de la corrida, moins connue. Le public est, après toro et torero, le troisième acteur de l’acte taurin. Rôle décisif quand «tous les spectateurs se valent dans leur appréciation de la faena – autant pour la célébrer que pour la protester – effaçant les différences sociales et fournissant une leçon politique, vivante et pratique, de consensus social». Cette illustration pratique des principes démocratiques conduira Enrique Tierno Galvan, le maire iconique du Madrid de la transition démocratique, à revendiquer le rôle d’intégrateur social de la fête des toros.

Il y a quelques années, interrogé sur l’interdiction de la corrida, Jean-Luc Mélenchon estimait qu’il «ne serait pas légitime d’organiser un débat parlementaire» à ce proposIl ajoutait qu’il lui semblait «plus logique de laisser les collectivités locales concernées traiter de cette question». Pourtant le groupe LFI propose, aujourd’hui, son interdiction. Son véritable objectif ne serait-il pas une manière d’affirmer une prééminence idéologique et politique? D’abord sur ses alliés qui s’étaient explicitement opposés à la mesure dans ce qui leur servait de programme électoral commun. On peut le soupçonner quand Aymeric Caron affirme, péremptoire: «On ne peut pas être de gauche et soutenir la corrida ». Alors, haro sur la corrida! Même si c’est au nom d’une idéologie bien particulière revendiquée par le député parisien: l’antispécisme ou la négation de la spécificité de l’homme par rapport aux animaux. Accepter d’être ému, troublé ou questionné par la corrida ne relèverait que d’un «plaisir barbare» propre d’esprits malades. Il convient de l’éradiquer. Stigmatiser est le premier pas. Interdire sera la punition. Police des esprits qui hante les idéologues. Et si quelques «idiots utiles» accompagnent le groupe LFI dans sa démarche ils seront les bienvenus. Qu’importe qu’ils participent, à leur insu ou non, d’une division supplémentaire du pays entre un sud de la France plutôt «pro-corrida» et un nord plutôt «anti-corrida». On leur fera croire qu’ils ont voté «en conscience».

Même si c’est en inconséquence politique. Parce qu’elle est une métaphore de la vie, la tauromachie pose question, elle interroge. «Elle donne à réfléchir», confiait Jean-Paul Sartre à Simone de Beauvoir, grande amatrice de corrida. Elle peut susciter le scandale. Sans doute est-ce pour cela que la mort de la corrida est une question aussi ancienne que celle de la mort dans la corrida. Laissons conclure Francis Wolff, philosophe amoureux de la liberté: «Peut-être, comme toute œuvre humaine, la corrida mourra. Mais que ce soit de sa belle mort et non victime d’un assassinat!»