Edouard Manet : « Le torero Mort »

A très court terme (quelques heures ? jours ? semaines ?) Corridasi s’arrêtera après 15 ans d’activité, pour des raisons administratives, techniques et matérielles. Je ne suis ni triste ni amer car le hasard fait souvent bien les choses. Après de longues années à porter seul le fardeau, n’ayant pas trouvé de mains généreuses ou capables de partager cette charge, je vais donc la déposer au pied de la case. C’est la fin d’un esclavage subi les fers au pieds. Je vais désormais me reposer sur ma terrasse, abrité des alizés, me balançant sur mon rocking-chair, le verre de punch à la main en regardant les autres couper la canne pour moi. Place aux jeunes…

Quelques mots pour remercier tous ceux qui ont participé à l’aventure que j’ai souhaité collective et d’abord à mon cher Paul Hermé qui m’a toujours fait confiance et aussi à mon ami Jean-Michel Dussol professionnel aguerri qui m’a tant manqué l’an dernier. Je ne vais pas citer les autres : ceux qui m’ont apporté une aide ponctuelle, ils sont trop nombreux mais je ne les oublie pas. Merci aussi à tous les photographes qui m’ont offert leur travail. Ils ont fait preuve de beaucoup de talent. Je dis « offert » car faut-il le rappeler Corridasi a toujours été réalisé par des bénévoles malgré les coûts qu’il engendrait.

Après plus de 50 ans de travail professionnel autour de la corrida je peux me prévaloir d’une certaine expérience. Je ne dirai donc pas de mal du milieu taurin, il y en a de pire : la politique (comme tout le monde le voit aujourd’hui), l’administration (rongée par le favoritisme el la corruption), l’entreprise (dominée par le caporalisme) sans parler du journalisme qui, en raison de sa médiocrité, sera bientôt remplacé par l’IA.

Le milieu taurin, lui, peut faire preuve de solidarité dans les moments essentiels et de sensibilité aux malheurs des autres. Des vertus rares aujourd’hui et comme il est dit dans le Sermon sur la Montagne : « Pourquoi vois-tu la paille qui est dans l’œil de ton frère, et n’aperçois-tu pas la poutre qui est dans ton œil ?  Il faut donc cesser de geindre, il y a pire que les taurins sur terre… malgré leurs divisions puériles et subalternes, leurs querelles dangereuses et inutiles.

Nous avons eu la chance de vivre une temporada exceptionnelle l’an dernier, basée sur la forte opposition entre deux hommes : Morante et Roca Rey. Cette dialectique de l’ancien et du nouveau a donné des résultats financiers contrastés comme on vient de le voir à Mont-de-Marsan. Les grandes arènes ont bénéficié de ce nouvel élan, les petites non, et pour beaucoup d’entre elles l’avenir reste compromis. A côté ces deux idoles, il y a de grands toreros aux immenses mérites, qui dominent leur sujet comme peu avant eux ; Miguel Angel Perrera -injustement minoré- ou Sébastien Castella -pas toujours bien traité- sont les plus réguliers. Une nouvelle vague arrive avec des coletudos déjà confirmés comme Borja Jimenez ou David de Miranda et peut-être Marco Pérez pour parler des mieux repérés. Tous se sont adaptés au toro que les ganaderos (dans leur majorité) ont élaboré : charge plus douce, avec une grande capacité d’humiliation et une capacité à durer plus longtemps ; au détriment du premier tiers qui, malgré les efforts de quelques-uns passe à la trappe. Le risque c’est la disparition de la caste, de la violence, du danger et le coller/copier d’une faena à l’autre qui lassera bientôt le grand public -plus passif que savant-, prêt à déserter les tendidos sans crier gare après avoir répondu à un simple effet de mode.

Les empresas n’ayant plus d’autre aficion que l’argent, la critique taurine étant en miettes, je voudrai dire pour conclure un mot des toreros. Ce sont les gardiens du Temple, habités de la foi, déterminés à défendre une tradition, conscients de leurs responsabilités et centrés sur ce qui leur incombe : la sauvegarder une pratique artistique injustement contestée et menacée. Ils le font, je veux en témoigner, chacun à leur niveau, de toute leur âme avec générosité, un esprit de sacrifice admirable et une sincérité touchante qui mérite notre respect. Nos efforts ne sont rien à côté de ceux qu’ils prodiguent. On peut dire que le toreo est une de expressions les plus exigeantes de l’être humain et c’est pour cela qu’il est si difficile et qu’il y a beaucoup d’appelés mais peu d’élus.

Sur ces quelques mots chers amis je me coupe la coleta -à las nueve en punto-dans la solitude de mon bureau sous la photo de Rafaël de Paula et de José Tomas qui furent mes deux toreros.

Adios ! Suerte para todos ! Un abrazo ! Ce fut un plaisir…

Pierre Vidal