La lecture de l’esclafon ce classement des toreros un peu archaïque mais qui fait foi dans le milieu, est révélatrice de la fragilité de l’activité tauromachique. Elle montre nettement la domination d’Andres Roca Rey qui a été le torero le plus sollicité et qui a eu le plus de réussite en termes de trophées dans les arènes les plus importantes, c’est-à-dire dans les arènes de première catégorie : les plus médiatisées et celles qui sont suivies par le public le plus nombreux. Après l’effacement du Juli, le Péruvien est devenu l’incontestable numéro un du moment, quoique l’on pense de son toreo.
Cette domination d’un torero non Espagnol est une première dans l’histoire et elle a des répercussions importantes dans son pays d’origine en passe de devenir le second pays taurin de la planète, inversant une tendance mortifère que l’on croyait irréversible au Nouveau Monde. Même si de grands noms colombiens comme Cesar Rincon, mexicains comme Arruza ou vénézuéliens comme César Giron ont peser considérablement en leur temps, la position de Roca Rey est inédite et il faut revenir aux meilleures années de José Tomas pour retrouver une telle polarisation.
Roca Rey est le torero taquillero, le seul sans doute en ce moment, suivi par un large public, jeune souvent, qui s’identifie à un toreo où la prise de risque est essentielle. On peut le comprendre: en changeant d’apoderado, en choisissant son frère Fernando plutôt que Roberto Dominguez, Andrés a décidé de modifier la planification de sa carrière, de rectifier son exposition sans doute exagérée car systématique et obéissant à des sollicitations trop nombreuses. Il veut toréer moins et gagner plus.
Au regard de son histoire personnelle, de ses succès, de ses ambitions et des terribles blessures reçues, il y a dans cette nouvelle démarche une incontestable légitimité -disons-le au risque de déplaire. Elle se traduit par un trouble dans les « despachos » qui seront bien obligés de se plier aux exigences de Roca car il est le seul à leur apporter une véritable garantie de réussite en terme économique. La rareté fait le prix il en est ainsi dans tout milieu économique ; on n’y échappe pas.
Le seul torero qui aurait pu contester la domination du Péruvien c’est le sévillan Morante de la Puebla. Il s’adresse à un public plus averti, plus âgé aussi et localisé d’abord en Andalousie, socle de la tauromachie. Il possède lui aussi un véritable magnétisme sur le public. Son génie s’appuie d’abord sur sa capacité technique à laquelle s’ajoute une inspiration qui enchante les amateurs Il s’adresse aux secteurs les plus conservateurs du public, à ceux qui se réclament du « toreo éternel », tout en possédant une régularité plus grande, et une capacité plus large que ses prédécesseurs Curro Romero ou Rafaël de Paula. Dans ce sens il n’est pas leur continuateur contrairement à ce que l’on prétend souvent.
Morante est aussi une affaire pour les empresas car ses fans, moins nombreux mais plus fidèles que ceux de Roca, plus motivés aussi, assurent son succès commercial. Mais le torero cigarero vieillit, il entre dans sa quarante-sixième année ce qui commence à faire beaucoup dans le toreo moderne et, surtout, il est touché par une maladie qui perturbe son parcours comme on l’a vu l’an dernier où il fut obligé d’annuler de nombreux contrats. Il a donc dû abandonner le groupe spécial de l’escalafon, les avant-postes, pour être rétrogradé. Les rumeurs disent qu’il va mieux désormais, qu’il pourrait faire sa rentrée pour le dimanche de Résurrection à Séville -date cumbre- et même à Olivenza avant cela. Faut-il y croire ? Ne prenons pas nos désirs pour des réalité ! La participation de José Antonio à la prochaine temporada est encore incertaine. Une hirondelle ne fait pas le printemps…
A côté de ces deux, qui ? Ni Talavante, ni Manzanares, ni Luque n’ont une côte d’amour semblable aux deux autres, une « force » équivalente. On les a vus et revus et, malgré leurs qualités, ils procurent au grand public une certaine lassitude. Ne perdons pas de vue que le départ de Ponce a rempli ponctuellement de nombreux vides, cet hommage réussi, cet adieu à une icône intemporelle, ne se reproduira pas en 2025. Certes des jeunes pétris de qualité arrivent sur le devant de la scène c’est le cas de Borja Jimenez, de Tomas Rufo et surtout de Juan Ortega le plus original. Dureront-ils ? Auront-ils une capacité d’attractivité suffisante pour remplir les arènes principales ? Cela n’est pas sur.
En attendant, malgré des résultats brillants d’arènes importantes régulièrement mis en avant, on parle, en France, de placitas qui renonceraient cette année ou qui seraient tentées de le faire pour des raisons économiques. En Espagne la tauromachie revient sur la scène politique avec un nouveau projet de loi des antis et cela ne présage rien de bon. En Colombie, Petro tient bon dans son oukase et la tauromachie sera obsolète dans quelques mois. Le Mexique pays fédéral connaît encore des interdictions ici ou là (Etat de Chihuha) et les premières entrées de la temporada n’ont pas comblé espoirs des organisateurs.
Prudence donc : on ne sait pas de quoi l’avenir sera fait. 2025 sera une année compliquée.
Pierre Vidal