Durant cette respiration entre deux temporadas où l’actualité est rare -nous ne l’oublierons pas- revenons sur le passé. Grâce à leur directeur Jean Paul Laffont les éditions Gascogne dans la Collection La Verdad ont publié 15 livres sur les acteurs de la corrida depuis quelques années. Ces livres rédigés par de grands professionnels nous donnent de précieuses indications sur la tauromachie moderne. Ils n’ont pas bénéficié de la publicité qu’ils auraient méritée.

Après un extrait de l’ouvrage consacré à Curro Diaz le grand torero de Linares, voici que nous donnons la parole à Patrick Varin un des toreros les plus brillants de sa génération et qui dirige notamment la carrière d’El Rafi. Connu pour sa passion mais aussi sa fidélité et la qualité de son jugement, Patrick a été longuement interrogé par Yves Lebas président de l’école taurine d’Arles, écrivain et traducteur.

 Un ouvrage que l’on peut acheter sur tous les sites commerciaux en ligne ou commander dans toutes les bonnes librairies. Voici un large extrait du chapitre “Ma Vérité”:

PV

R – « Si la solitude te fait peur ne cherche pas à toréer ». Je me suis souvent fait cette réflexion… et c’est l’une des plus difficiles à appliquer ! Des plus douloureuses, aussi. Malgré le temps passé ensemble, malgré les conseils des uns ou des autres, apoderado, cuadrilla, « professionnels », proches, … au final tu es tout seul devant le toro. C’est toi qui prends les décisions, qui fais les choix, qui ressens ce que tu peux faire avec tes moyens et avec l’animal qui est face à toi, animal vivant et toujours changeant. Tant que tu ne sais pas ou ne peux pas prendre tes décisions ou faire ces choix tout seul, tu n’as pas trouvé ta voie de torero.

Aller au bout de notre art c’est explorer les limites d’un engagement qui peut aller jusqu’à la mort. Devient-on alors un monstre qui souffre et fait souffrir sa famille, son entourage parce qu’il est au seul service de son art ?  Ou peut-on rester quelqu’un de bien, une « bonne personne » attentive aux autres, au détriment de son art ? C’est un dilemme que connaissent tous les artistes, mais il se charge chez les toreros d’une inquiétude dramatique puisque la mort possible est au cœur même de notre art.

Q – Mais peut-être, comme tout choix impossible, est-ce une question avec laquelle il faut vivre mais qu’on ne saurait trancher définitivement. Et parce qu’elle est là, elle pousse au dépassement, à la poursuite d’un idéal qui existe puisqu’on le rêve mais qu’on n’atteint jamais, puisqu’il est inatteignable ?

R – Je garde au fond de moi ce rêve de toréer doucement…, toujours plus doucement, encore plus doucement ! Je sais que là est la vérité du toreo. Une vérité esthétique, bien sûr. C’est la lenteur douce que donne à entendre le toreo. La fameuse « música callada del toreo », cette « solitude sonore » qu’illustrait Belmonte.

Q – Toréer avec lenteur c’est aussi toréer avec courage ?

R – Ceux qui se mettent devant un toro comprennent ce que signifie l’affirmation « torear despacito es la demonstración más pura del valor »[1]. La démonstration et la vérité. En effet, plus la passe est lente, plus longtemps il faut maîtriser la charge du toro, le garder fixé dans le capote ou la muleta, et plus longtemps on reste exposé au danger de la corne…

Pour toréer doucement il faut dominer réellement le toro. Tu freines sa charge et l’obliges à suivre ton rythme, en baissant la main. C’est cela toréer « vraiment » en t’imposant au toro mais en t’offrant le plus à son danger.

Q – On confond souvent lenteur et « temple »

R – Toréer avec temple c’est harmoniser la passe, le mouvement de la cape, à la charge du toro au point que toujours il poursuit le leurre sans jamais l’atteindre.

 C’est comme quand tu déplaces un clou avec un aimant sans qu’il ne le rejoigne jamais. Tu dois maintenir la bonne distance. Tu vas trop vite ? Le clou s’arrête. Tu avances trop lentement ? Le clou rattrape l’aimant… dans les deux cas, c’est raté. C’est pareil pour les cornes du toro suivant les plis du capote ou la muleta. Le temple, permet la profondeur. Il lui est nécessaire.

Q – Tout compte pour toréer comme on le sent. Comment choisit-on les capotes et muletas avec lesquelles on va toréer ?

R – L’attention au choix des trastos, ça ne m’est pas venu tout de suite. Au début, comme novillero, l’important était de me mettre devant un toro et de le toréer. Je ne regardais pas trop les outils que j’utilisais. Ou alors c’étaient des raisons « romantiques ». Je me souviens que lors de ma présentation à Madrid, j’ai affronté mes novillos avec une vieille muleta offerte par Curro Vazquez. La référence à Curro était pour moi le plus important…

Ce n’est qu’une fois l’alternative passée que j’ai commencé à y prêter une attention de plus en plus pointilleuse, un soin de plus en plus méticuleux. La taille, le poids, la coupe, les tissus, les couleurs même, tout compte, tout importe. Si je préfère des capotes au rose lumineux plutôt que violets, c’est surtout la taille – je choisis toujours un capote de 116 cm[2] – et la texture qui m’importent. Je recherche des trastos « flojitos » (souples). Ils doivent accompagner et donner du « vuelo » (envol) à la passe. Alors je n’aime pas trop ces capotes dont le tissu contient trop de fils de nylon, rigides et difficiles à casser. Même en les usant artificiellement comme on fait avec les jeans…

Q – Mais s’ils sont trop souples, est-ce qu’il n’y a pas de risque d’envol involontaire à cause du vent, cette « troisième corne » qu’on connait bien dans le sud-est avec le mistral ou la tramontane ?

R – Ou à Madrid ! Curro Vazquez, encore lui, expliquait que, quand il toréait à Madrid, il choisissait une chambre d’hôtel d’où on ne voyait pas d’arbres qui puissent lui indiquer s’il y avait du vent quand il se levait … il préférait le découvrir le plus tard possible ! Le vent est un mauvais lutin qui donne un coup de pied dans la cape ou la muleta au mauvais endroit et au mauvais moment.

Si les trastos souples donnent du mouvement, le mouvement initial, ce « toque » si important qui attire l’attention du toro et engage sa charge, doit être donné au bon moment, au bon endroit, et n’obéir qu’au seul geste du torero. Comment combiner souplesse pour permettre le « vuelo » et rigidité pour résister aux sautes malicieuses du vent ? Bernardo Valencia m’en a donné l’idée au Vénézuéla où il arrive que le vent souffle assez fort. Il mettait des poids dans certaines parties de son capote.

Partant d’un tissu assez souple, ou que j’avais assoupli, cassé, vieilli, je durcissais certaines zones avec une espèce de colle à bois de mon invention pour rigidifier certaines parties du capote ou de la muleta.

L’importance du choix de bons outils que, nous, nous avons appris au fur et à mesure de nos expériences pratiques, les élèves toreros d’aujourd’hui le savent très vite. Et c’est une très bonne chose.

Q – Comme tu l’as dit, plus la passe est longue, plus la proximité entre toro et torero se prolonge. Est-ce cela que l’on appelle la profondeur ? Et n’est-ce pas la mise en scène de la torería ? 

R – Je disais tout à l’heure l’impact qu’avait eu sur le gamin que j’étais la photo de Pepe Luis Vázquez toréant à la véronique, photo que j’avais trouvée dans La Tauromachie de Popelin. En tâchant de comprendre ce qui me fascinait je me suis demandé si ce n’est pas la sensation de durée que donne l’absolu naturel du geste, immobilité en mouvement. Il n’y a là rien qui paraisse forcé, qui donne le sentiment de l’effort. Dans le même temps toro et torero donnent chacun l’impression d’être complètement absorbés dans leur geste, le toro poursuivant la cape, le torero la déployant devant son mufle pour le caresser et l’entraîner. Et l’on comprend la référence à Sainte Véronique nettoyant la face de Jésus. Je crois que c’est cela que l’on appelle la profondeur, expression indéfinissable, comme le duende.  

Q – Même si le rapprochement avec les anges et le ciel peut paraître paradoxal, c’est comme cela, en allant au fond de lui-même, que le torero atteint la profondeur du toreo ?

R – La profondeur touche à l’infini. Ce qui donne de la profondeur à un muletazo c’est quand, au moment même où toi-même, et ceux qui te regardent aussi, tu crois qu’il se termine, tu le prolonges avec un jeu de ceinture et de poignet. Alors le toro poursuit le leurre comme à l’infini et « les horloges s’arrêtent ». En fait on donne une sensation que le toro rentre dans le muletazo et tombe dans un puits profond, le fond du puits étant la fin du muletazo. Regarde Curro Romero[3], il est l’exemple de comment, même avec la muleta à mi-hauteur et malgré le poids des ans, on peut toréer avec profondeur.

Ce n’est pas qu’une question esthétique. Un muletazo linéaire peut être esthétique, joli à regarder. Mais il n’est pas profond. Quand tu donnes des passes en ligne droite tu ne peux pas être profond, tu n’es que linéaire !

Par contre quand tu te croises au maximum et que tu sors media muleta, totalement “encajado” sur les reins et abandonné sur les talons, que tu oublies le danger ou plutôt tu acceptes de dépasser la ligne rouge, tu te donnes entièrement et tu torées vraiment. Curro Romero le dit parfaitement, et je fais mienne son observation : ” c’est quand tu as les pieds enracinés dans le sol que tu atteins le ciel”.

Q – Le torero « atteint le ciel » ou démontre, comme l’affirme Sanchez Mejías, pourquoi il est un ange… Ne pourrait-on parler alors de pureté du toreo ?

R – Ça me semble moins grave ! Je crois que la pureté dans le toreo c’est essentiellement une question de bon goût, le contraire de la vulgarité.

Je reconnais que la vulgarité est une chose que je déteste. Je tiens sûrement cela de mon père. Il m’a appris le plaisir du travail bien fait et le souci du bon goût, que cela concerne les paroles, les gestes, les vêtements, les attitudes. On retrouve tout cela dans la tauromachie. Et parce que la corrida est quelque chose de grave il faut la traiter avec respect. Je crois que la pureté dans le toreo n’est qu’une question de bon goût.   

Q – C’est cela la manière de transmettre, de surmonter le dilemme entre « porter sur le public » et « bien toréer » ?

R – Au terme de toutes ces années d’interrogations et de doutes sur ce que je croyais être un choix entre plaire au public ou accéder à l’art, la nécessité impérative de transmettre au public tout en poursuivant un rêve d’artiste, il m’arrive de dire à ceux qui m’interrogent : « c’est simple, il suffit de se poser sur les talons sans bouger, de mettre les reins et se passer le toro tout près ».

Atteindre l’économie de gestes suppose souvent, toujours en fait, plus de travail et de maîtrise de soi que des figures souvent spectaculaires mais pas toujours fondamentales. Il ne faut pas confondre ce « naturel », ce relâchement du corps mais pas de l’esprit, façonné par des heures et des heures de travail, avec le savoir-faire technique. Je crois plutôt que c’est ce qui permet de l’occulter, le dépasser, et accéder à l’expression de sa liberté, voire sa folie, créatrice. En lui ouvrant la porte, le torero ouvre la porte au duende.

Bien sûr c’est plus facile à dire qu’à faire, et il m’a fallu des années et bien des angoisses pour le comprendre. Mais je suis de plus en plus convaincu que la simplicité et le naturel sont la clé, y compris, surtout, vis à vis du public. C’est en tous cas ma vérité. Non pas LA Vérité, vérité unique avec un V majuscule. Chaque torero a sa vérité comme il a son mystère. D’ailleurs j’adore écouter d’autres personnes, toreros ou non, parler de leur manière de comprendre et interpréter la tauromachie. Ça provoque ma réflexion et ça m’enrichit.

Q – En parles-tu avec Rafi,

R – Je me suis toujours gardé d’imposer mon toreo à mes élèves, ou même de le donner en référence. Mais aujourd’hui, j’ai le sentiment que Rafi a suffisamment avancé pour que je puisse lui faire valoir la dimension esthétique et artistique du toreo qui m’a toujours animé. Nous parlons plus d’égal à égal, je suis moins un modèle qu’il faudrait imiter qu’une référence dont il peut se nourrir pour donner plus de sens, de profondeur à sa tauromachie. Alors je n’hésite plus à lui faire part de mes goûts !

Q – N’y a-t-il pas une fausse symétrie entre toro et torero par rapport à la blessure et la mort. Elle est pratiquement certaine pour l’un, le toro. Elle doit demeurer incertaine et exceptionnelle pour l’autre, le torero. Est-ce que cela peut justifier la mort du toro ?

R – La mort probable du toro et celle, possible, du torero sont liées. Je me souviens que, à mes débuts, j’allais aux abattoirs de Nîmes pour m’entraîner au descabello. Je n’y arrivais pas. Ça m’était impossible… en face le toro n’avait jamais eu l’opportunité de se défendre, il n’avait pas pu exprimer sa bravoure, nous n’avions pas célébré ensemble sa noblesse.

Comme le dit Francis Wolff « ce qui fait la valeur de cette mort, c’est le prix que l’on attache à ce vivant ». Le vivant n’avait eu aucun prix, sa mort ne valait rien !… C’était insupportable, et moi je me sentais malheureux et incapable.

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